Raptim transit: la devise de son blason disait bien que le cardinal Ratti ne ferait que passer sur le siège de saint Ambroise. Quelques mois seulement, - d’ailleurs remplis d’oeuvres importantes, de visites pastorales, de la Lettre au clergé lombard, de l’inauguration de l’Université du Sacré-Coeur, - et soudain retentit l’affreuse nouvelle: Benoît XV est mort! Ayant usé toutes ses forces au service de la paix, l’ardent Pontife rendait sa grande âme à Dieu. Le monde entier prenait le deuil (22 janvier 1922).
A Milan, le surlendemain, Son Éminence présida une messe de Requiem, au Dôme, où intervenaient les autorités civiles et militaires, puis prononça l’éloge funèbre de Benoît XV, en prenant pour texte: Erat lucerna ardens et lucens in caliginoso loco. « Attirés par l’ardeur de sa magnificence, s’écrira-t-il, tous les peuples se sont tournés comme instinctivement vers Benoît XV, pour solliciter son bienfaisant concours dans la pacification des États, et fatiqués de la prédominance des forces brutales, ils apprécient enfin les valeurs plus hautes et plus dignes. Jamais le prestige du Saint-Siège ne fut aussi grand qu’aujourd’hui: il faudrait remonter le cours des siècles... »
Le soir même, accompagné de son secrétaire et de son domestique, le cardinal Rati se disposait à partir au Conclave, non sans avoir jeté un dernier regard vers sa cathédrale, aux mille aiguilles de pierre blanche, qu’il ne devait plus revoir. Comme il montait dans le train, en gare de Milan, où une chaleureuse manifestation s’était spontanément organisée, un groupe de jeunes filles vint lui offrir une gerbe de fleurs blanches. « Blanches, comme l’habit que revêtira Votre Éminence. » - « Non, dit le Cardinal, portez-les plutôt à la chapelle. » Et une larme perlait derrière le verre de ses lunettes.
A Rome, pendant les jours qui précédèrent le Conclave, il fut l’hôte du Collège Lombard in via del Mascherone. Ces heures d’attente se passèrent en prière, en congrégations cardinalices, en correspondances. Avait-il quelque pressentiment? « Priez et faites prier pour notre Sainte Mère l’Église, et aussi pour moi, écrivait-il au président de l’Action Catholique de Milan. Je ne puis exprimer ce que j’éprouve à l’idée de devoir participer à une élection comme celle qui se prépare. »
Il fit une dernière visite à la Maison du Cénacle de Rome. Il réunit les religieuses et leur adressa des paroles qu’elles n’ont point oubliées. « C’est une grande grâce, dit-il, que de vivre ainsi dans voisinage du Vicaire de Jésus-Christ. Vous donc, qui avez la fortune de rester à Rome, oùvous pouvez non seulement voir le Saint-Père, et recevoir sa bénédiction, mais aussi participer plus directement à l’action de l’Église, vous participerez d’une façon plus spéciale à l’immense deuil qui afflige le monde catholique, et au vide laissé par le Pontife défunt.
« Le Vicaire de Jésus-Christ est le complément de l’Eucharistie. Dans l’Eucharistie, Jésus-Christ est tout entier, mais sans la présence visible. Dans son Vicaire, il est présent visiblement. Jésus, le divin Pilote de l’Église, le véritable episcopus animarum nostrarum, comme dit la Sainte-Écriture, est présent dans son Vicaire, avec son autorité, son gouvernement, par lequel il dirige sa nef mystique.
« Priez donc pour que Dieu comble promptement magnifiquement, divinement, comme Lui seul sait le faire, ce vide immense, mette fin au veuvage de son Église. Priez pour le Pontife défunt... et priez aussi pour moi, qui de tout coeur apelle sur vous les bénédictions divines. »
Les cardinaux entrèrent en Conclave, je jeudi 2 février, au soir de la Chande-leur. Ils étaient cinquante-trois. Les scrutins commencèrent le lendemain, à la Sixtine, après célébration de la messe du Saint-Esprit. Une séance avait lieu, matin et soir, avec deux scrutins chaque fois. Après la séance, on brùlait, dans un fourneau, les bulletins de vote avec de la paille humide, ce qui empanachait le tuyau de la cheminée de la Sixtine d’une fumée dense et noire, dont la foule, massée sur la place Saint-Pierre, savait la signification négative.
Enfin, le lundi 6 février, à 11 h. 45, la sfumata s’éleva toute blanche: le Pape était fait. Une mer humaine se soulevait entre la double colonnade du Bernin. Le cardinal Bisleti, premier diacre, apparut une demi-heure après, à la loggia extérieure de Saint-Pierre, et cria la nouvelle si impatiemment attendue:
« Je vous annonce une grande joie. Nous avons un Pape... (et à ce moment la foule retint sa respiration). C’est l’Éminentissime et Révérendissime Cardinal Achille Ratti, qui a pris le nom de Pie XI. »
Mais il convient d’assister aux derniers instants du Conclave, qui ne comporta pas moins de quatorze scrutins. Au treizième scrutin, deux ou trois voix manquèrent encore au cardinal Ratti pour rallier les trois quarts des suffrages, mais au quatorzième, la presque unanimité s’affirmait sur son nom. « Quatorze scrutins, autant que les stations du chemin de croix, disait le Cardinal Secrétaire d’État, jusqu’à ce que nous eûmes bien fixé le Pape sur le Calvaire! »
Tous les baldaquins des cardinaux, dans la chapelle Sixtine, s’abaissent aussitôt, pour ne plus laisser dressé que celui de l’Élu. Autour de lui, le Sacré-Collège fait cercle. Quelle minute impressionnante! Le cardinal Ritti, seul à son banc, debout, la tête baissée, se recueille. « Acceptes-tu, lui dit le Cardinal-Doyen, l’élection qui te désigne au Souverain Pontificat? » Un silence d’humilité, de frayeur sans doute, de foi aussi et de confiance, nous l’espérons, écrit le cardinal Mercier dans son émouvant récit du Conclave de 1922, nous tient tous en suspens, haletants...
Doucement, une réponse s’articule à peu près en ces termes: « Il ne faut pas que l’on puisse dire que j’ai refusé d’acquiescer sans réserve à la volonté divine; il ne faut pas que l’on puisse dire que je me suis dérobe à un fardeau qui devait peser sur mes épaules; il ne faut pas que l’on puisse dire que je n’ai pas apprécié à leur valeur les votes de mes collègues. Aussi, malgré mon indignité, dont j’ai le sentiment profond, j’accepte. »
- « Et quel nom veux-tu prendre? ajoute le Cardinal-Doyen. L’émotion étouffait la voix du nouveau Pape. « Sous le pontificat de Pie IX, j’ai été incorporé dans l’Eglise catholique et j’ai fait mes premiers pas dans la carrière ecclésiastique. Pie X m’appela à Rome. Pie est un nom de paix. Aussi, désireux de vouer mes efforts à l’oeuvre de pacification mondiale, à laquelle s’est consacré mon prédécesseur Benoît XV, je choisis le nom de Pie XI. » Puis, après une pause: « Je veux encore, dit-il, ajouter un mot; je proteste devant les membres du Sacré-Collège, que j’ai à coeur de sauve-garder et de défendre tous les droits de l’Eglise et toutes les prérogatives du Saint-Siège; mais, cela dit, je veux que ma première bénédiction aille, comme gage de la paix à laquelle l’humanité aspire, non seulement à Rome et à l’Italie, mais à toute l’Eglise et au monde entier. Je la donnerai du balcon extérieur de Saint-Pierre. »
Après avoir revêtu la soutane blanche, à la sacristie de la chapelle Sixtine, un Pape apparaissait pour la première fois, à la grande loggia, depuis 1870, en présence d’une foule frémissante et des troupes qui lui présentait les armes. Pie XI fit descendre ainsi sa première bénédiction sur la ville et sur le monde, Urbi et Orbi.
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R. Fontenelle, Sa Sainteté Pie XI, Paris 1930, p. 29-33