Entre
temps, la place Saint-Pierre s’est remplie d’une foule qui se masse jusqu’à la
Via della Conciliazione.
Du haut de la Loggia del
Maresciallo, la princesse héritière d’Italie et un grand nombre de diplomates
et de membres de la noblesse romaine gardent leurs yeux fixés sur cette
cheminée simple et immuable qui, depuis des siècles, est habituée à devenir
périodiquement le point de mire de tant de regards. L’impatience presque
agnoissante de ce beau monde de diffère pas de celle du commun des mortels.
Les haut-parleurs du Vatican cessent
de croasser. Le silence est intolérable. De fixité, les yeux deviennent
douloureux...
Voilà – une
fumée légère s’élève au-dessus du tuyau de tôle.
Il est exactement cinq heures
vingt-cinq.
Un seul cri jaillit de la foule :
- E bianca !
E bianca !... Il papa è fatto ! – Le pape est fait !
* * *
Les cloches de toutes les églises
romaines se sont mises à sonner : hymne d’allégresse et de triomphe.
Le soleil couchant verse une traînée
de feu sur l’église de Saint-Pierre et les palais du Vatican.
Un immense
tapis, orné des armoiries de Pie XI, est descendu de la loge extérieure, au
milieu de la basilique.
Et voici qu’apparaît déjà, au
sommet de sa longue hampe, la croix pontificale. Majestueuse, sereine, elle
domine la foule comme elle l’a toujours dominée et comme, à jamais, elle la
dominera.
Le doyen des caridnaux-diacres,
Caccia Dominioni, s’avance vers la balustrade du balcon.
L’univers est à l’écoute. Le
cardinal rassemble toutes ses forces ; il s’agit de faire entendre à tous le «
gaudium magnum » et le nom du pasteur de tous les fidèles.
Les haut-parleurs retentissent dans
tout Rome. Les postes radiophoniques ébranlent les ondes d’un hémisphère à
l’autre :
« Annuntio vobis gaudium magnum : habemus
Papam Eminentissimum ac Reverendissimum Dominum Cardinalem Eugenium Pacelli qui
sibi nomen imposuit Pium XII. – Je vous annonce une grande joie : nous avons un
pape, le très éminent et très révérend Seigneur cardinal Eugène Pacelli, qui
s’est lui-même donné le nom de Pie XII. »
La piazza di San Pietro n’a sans
doute pas été souvent le théâtre d’un enthousiasme aussi délirant.
« Dominum... Eugenium... »
Ces deux mots ont suffi aux
Romains...
« Le cri jeté par le flot immense de
ce peuple contenu dans les bras de la colonnade du Bernin, ce cri jaillissant
comme un éclair a touché le ciel ; traversant les Alpes, il s’est élancé à travers le monde ; et la chrétienté tout
entière fait retentir le cantique de la reconnaissance : Te Deum laudamus !...
Dominum Eugenium..., il y avait peut-être au conclave quelque autre cardinal
portant ce prénom, mais... Evviva il papa ! »
On sent l’ardeur d’un cœur en
jubilation dans ces phrases hâchées qu’Ennio Francia écrivit dans l’Osservatore Romano.
La tempête d’applaudissements
reprend de plus belle lorsque les haut-parleurs annoncent que c’est le jour de
son soixante-troisième anniversaire qu’Eugenio Pacelli a été élu deux cent
soixante-deuxième successeur de saint Pierre.
Le peuple est tombé a genoux.
« Christus vincit, Christus regnat,
Christus imperat. »
* * *
A présent, le nouveau pape apparaît
lui-même à la loggia extérieure. Sa haute taille dépasse tout son entourage.
Son visage est calme, austère. Pardessus la soutane et le rochet, il porte la
mozzetta bordée d’hermine ; la calote de soie blanche recouvre sa tête.
Sonnerie de fanfare.
Des centaines de mille mains se
lèvent.
Les roulements d’un ouragan de voix
montent vers Pie XII.
« Evviva il Papa ! Evviva Pio
dodicesimo ! »
Quand il se
montra sur le balcon, au milieu de la façade de Saint-Pierre, l’atmosphère
sereine et dorée sembla frémir. Durant quelques secondes, le
bourdonnement de la foule parut s’arrêter comme une respiration haletante. Le
soir ouvrit les profondeurs du ciel, les vieilles colonnes de travertin,
caressées des reflets de l’ultime lumière, prirent l’éclat de la nacre. La
coupole allait s’envoler dans l’espace bleuté du crépuscule... C’est alors que
partit le cri:
«Evviva il Papa ! »
* * *
Cette fois-ci, personne n’a envie de
demander comme pour Mastai-Ferretti: « Qui est celui-là ? » Et pas un seul
d’entre ces centaines de mille, pas un seul d’entre les centaines de millions
de catholiques, ne se détourne de dépit, comme pour Antonio Ghislieri.
Chacun connaît, chacun aime Eugenio
Pacelli...
De nouveau, les cuivres
retentissent.
Les troupes italiennes et la 112me
légion romaine présentent les armes.
Un silence s’est fait, comparable à
celui de l’élévation.
Claire, martelant chaque mot, une
voix amplifiée par les haut-parleurs, fend ce silence :
«Sit nomen Domini benedictum ! »
« Adiutorium nostrum in nomine
Domini. »
« Qui fecit cœlum et terram ! »
Puis Eugenio Pacelli, pour la
première fois, lève la main en tant que Pie XII. Lentement, solennellement, il
lève la main pour la première bénédiction « urbi et orbi » qui s’adrese aux
fidèles du monde entier.
Par trois fois, sa main blanche
trace le signe de croix au-dessus de Rome, au-dessus de l’univers.
« Benedicat vos omnipotens Deus –
Pater – et Filius – et Spiritus Sanctus ! »
Et la chrétienté, prosternée devant
son nouveau chef, répond de toute sa ferveur :
« Amen – Amen ! »
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